mardi 30 août 2016

CCCXXVI ~ La Merveilleuse

Maquillage, coiffure, photographie : Alexandra Banti
Robe (pour les curieux) : Gunne Sax 


Tous avaient déjà vu, enrobé d’un nuage de tulle, le sein de Désirée danser au rythme de son rire, le tétin d’albâtre troubler jusqu’aux esprits les plus sages des salons dont elle foulait les tapis. Elle riait constamment, ou se mordait les mains pour ne pas rire, laissant imprimée derrière les fronts soudain sérieux de cette joyeuse société la trace des dents gravées dans sa chair élastique. 
Tous connaissaient si bien ce sein que Désirée ne prenait plus la peine de le cacher sous la soie bisque des charmantes incertitudes qui, le soir venu, laissaient à la Fortune le soin de distribuer les clefs de leur énigme. La cheville était nue sous la bride de la sandale, le ventre nu sous le linon de la robe, la nuque nue sous les boucles relevées en chignon, et Désirée se promenait nue sous les chandelles et les regards, le rire à la gorge et la morsure au doigt. Elle se laissait contempler tel un marbre mouvant, et de charmantes sphinges, plus rassurantes, recueillaient les hommages des feux qu’un autre désir avait allumés. 
Mais un soir, un inconnu qui ne portait ni la coiffure ni les bijoux d’usage entra dans le salon, l’œil trop impérieux pour qu’on osât le prier de sortir. À sa vue, Désirée tendit majestueusement le bras vers lui, et de sa gorge s’échappa un : « Vous… ! » coléreux qui cingla les airs. La foule se tut, attendant le combat.
« Madame, vos fidèles vous réclament. 
— Ont-ils oublié que je suis morte voici cinq ans ?
— Je craignais pareille réponse, mais ne pouvais croire que vous honoreriez ainsi la mémoire de votre mari.
— Si vous pensez seulement que mon sentiment pour lui s’est éteint, dit-elle avec un cruel sourire, vous n’êtes pas digne que je vous suive. »
Désirée, mariée ? On murmurait aux oreilles des uns, des autres : le souvenir revenait à la bouche. Oui, mariée ! Rappelez-vous donc les années sanglantes… Désirée, utopiste, et son mari poète, tenaient une gazette où se pressaient les plumes de soufre dont la simple évocation parvenait à accorder ultras et royalistes. L’on y découvrait de curieuses réminiscences antiques, d’effroyables discours politiques, d’abominables sentences philosophiques qui eurent le malheur de naître cent ans trop tôt et qui mourraient à peine proférées en une ère pourtant favorable : tous, égaux devant l’Idéal, hommes de peu et nobliaux, filles et femmes, juifs, maçons, physiciens, mages pouvaient y coucher leurs idées pour sauver l’art et la France. Chacun de ces penseurs, lui-même aberration parmi les siens, écrivait avec une ardeur que l’on pensait perdue depuis les âges obscurs, et la gazette suivait son train.
 
 
 

Mais le dégoût, les traîtrises eurent raison des espoirs fougueux, et le poète, dénoncé, fut saisi. Peu s’en fallut que Désirée ne le suivît, toute à sa douleur ; on la retint à grand peine et elle entendit, impuissante, l’annonce du procès et la condamnation qui suivit. On s’en souvenait, à présent ! de cette silhouette carmin dans la masse grondante face à la guillotine, de ce visage fier, à découvert malgré le danger, qui regardait son mari mourir sans ciller et qui disparut sitôt la tête juste tranchée brandie vers la foule. Ne parvinrent ensuite que de vagues récits venus d’Italie, sur une Française à demi folle qui ne sortait que les jours de tempête, nue comme au jour du Jugement, pour crier face à la mer de furieux serments d’amour dès que jaillissait la foudre. Et la rumeur se tut, l’existence redevenant sereine ; les flots de vin remplacèrent les fontaines de sang, et lorsque ressurgit, à la fin de l’an VI, le profil riant de Désirée, on préféra songer à sa nudité si peu voilée qu’aux vieilles sentences du couperet. 
Jusqu’à cette soirée où s’achevaient cinq ans de deuil et de silence. L’inconnu reprit, la voix claire :
« La paix ne peut fleurir si les idées qui la nourrissent meurent avec le sang versé. Souhaitez-vous glisser toujours de tyran en tyran ? Allons, madame, vous êtes citoyenne, et cet honneur ne doit plus souffrir des malheurs qui en ont suivi la naissance. »
Le salon, ne sachant quoi penser, se tournait vers Désirée. Elle posait son regard dans le vague, et porta soudain l’index entre ses dents pour le mordiller dans un mauvais sourire.
« Ah ! qui d’autre que nous, mon pauvre ami, pour redonner leur voix aux spectres ?
— Qui d’autre que vous ? répondit-il doucement. »
Désirée réclama champagne et voiture, et s’en fut sans autre parole que les perles de son rire, dont l’écho retombait en cascades depuis le grand escalier où elle s’était enfuie. Elle réapparut selon son caprice, toujours aussi riante et nue, jusqu’au sacre de l’Aigle où elle traversa les montagnes pour ne plus revenir. Mais de temps à autre paraissait un pamphlet noirci d’espoirs amers, où la signature figurait un D entrelacé à l’initiale d’un poète disparu.


~~~

Enfin ! Enfin je peux partager avec vous cette séance qui me tenait vraiment à cœur, née tout à la fin de l’hiver dernier (ça remonte !), inspirée à la fois par les tenues des élégantes des années qui suivirent la Terreur et par ces figures de femmes de la Révolution, comme Olympe de Gouges, madame Roland ou encore madame Tallien (mais rassurez-vous, je suis bien consciente, même si j’emprunte leurs traits, de ne pas leur arriver à l’orteil). Époque de petitesse et d’intrigues, mais aussi de grandeur d’âme, la mort pouvant frapper n’importe qui n’importe quand, au gré des amitiés et des suspicions, sans laquelle le XIXe siècle n’aurait pu être ce qu’il fut : c’est sur elle que se porte ma préférence dans un XVIIIe siècle que je trouve profondément ennuyeux (vous ne lisez certainement pas le blog d’une amoureuse de Voltaire…).


(De gauche à droite et de haut en bas : Portrait de Christine Boyer-Antoine, Jean Gros, 1800 ; image du Costume parisien ; Juliette Récamier par J.-B. Augustin.)

Le destin, disais-je il y a dix jours, me poussait toujours à repousser cette publication, entre les bêtes erreurs de sauvegarde et l’oscillation entre l’anecdote et l’allégorie dont l’équilibre ne me plaisait pas. Je ne suis jamais très sûre de moi pour ce que je crée, mais bon, si je ne me lance pas de temps en temps, je ne me lancerai jamais.

vendredi 19 août 2016

CCCXXV ~ [花 の ダイアリー ! Le journal de Hana au Japon 3e du nom] Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte.

 (L’envers et l’endroit… À moins que ce ne soit l’inverse ?)

J’ai, finalement, si peu de choses à dire sur Tōkyō, seule ville de mon périple dont je n’avais pas encore parlé ici, que j’hésitais à écrire dessus… Mais l’envie de rédiger une petite conclusion à ma série de billets sur ce qui fut sans doute le voyage le plus symbolique de mon existence fut la plus forte.

Peut-être ai-je un peu bâclé ma venue à Tōkyō cette année. Elle n’était qu’une étape de repos après et avant l’aller et le retour. Je n’y serai restée que quatre jours et demi, et il me semble que je retire plus de joie des amies que j’y ai vues que de la ville en elle-même. À part dépenser mon argent en sucreries, vêtements, fournitures de bijoux et voir la très chouette exposition Sailor Moon, je n’aurai pas fait grand chose. 
Ou plutôt, j’ai eu un aperçu de ce que pourrait y être ma vie, et j’en ai conclu qu’à choisir je préférais mon existence parisienne. Je sortais le matin pour me promener un peu, puis je mangeais, faisais un peu de lèche-vitrine, visitais un sanctuaire ou un parc, rentrais lire et écrire, ressortais grignoter un truc et jouer dans une salle d’arcade avant de retourner me coucher. Rien d’extraordinaire. Tōkyō a pour moi très vite perdu la magie du rêve, qui est toujours présente ailleurs (comme à Kyōto). Et j’y ressens une frénésie dans l’oubli de soi-même qui me met toujours mal à l’aise. Mais l’esprit humain est capricieux, et même cette frénésie, parfois, me manque…

Demain, c’est un autre rêve que je réaliserai, et j’espère qu’il sera tout autant exaltant que celui-là. Je serai donc de retour dans une dizaine de jours, sauf si je réussis à publier d’ici-là un billet que je travaille depuis fort longtemps mais que le destin m’oblige à toujours repousser… Nous verrons ! En attendant, mes chers lecteurs, prenez soin de vous.

lundi 15 août 2016

CCCXXIV ~ [花 の ダイアリー ! Le journal de Hana au Japon 3e du nom] Un peu de Kyūshū.

Retour à Fukuoka.
Encore une journée quelque peu éprouvante que celle de mon retour au Japon, car, boudiou ! j’avais toujours terriblement mal aux pieds, et après les trois heures de train menant à Busan je faillis rater mon bateau pour m’être endormie dans la salle d’embarquement (le personnel du ferry avait déjà enlevé la passerelle quand je me suis réveillée, je ne vous raconte pas la panique – panique prophétique, du reste). À peine arrivée à l’hôtel, je me suis couchée pour dormir d’un long sommeil réparateur, et bien m’en prit, car je me réveillai toute fraîche le lendemain matin pour découvrir Kyūshū.

Comme pour Hokkaidō, je me sentais extatique à l’idée de visiter une île du Japon où je n’avais encore jamais posé le pied, et qui n’était pas souillée par la pollution du souvenir. Kyūshū possède un climat qualifié de subtropical, et c’était là encore source d’émerveillement : visiter pareil environnement était pour moi une première ! Même si, au mois de mai, l’atmosphère n’avait rien de bien exotique, et faisait un peu penser à celle que l’on trouve au bord de la Méditerranée, l’été.
Avant même de visiter Fukuoka, dont l’aperçu ne me charmait pas vraiment, je suis partie à Nagasaki qui, pour le coup, était une ville que je rêvais de voir depuis très longtemps. Sans provoquer chez moi un bouleversement aussi violent que celui que j’avais ressenti à Hiroshima, je m’y suis promenée avec beaucoup de plaisir, et toujours ce serrement de cœur qui accompagne la concrétisation d’un rêve.

Je vous avais déjà parlé ici de la superbe exposition Mucha à laquelle j’avais eu la chance de me rendre, voici maintenant quelques images de la ville. 


L’empreinte de l’Occident est visible ici, dans la forme des maisons, du tracé des ruelles… Nagasaki est avant tout un port, et Portugais, Britanniques, Hollandais et Français s’y sont succédé, certains pour le commerce, d’autres pour l’évangélisation. La cuisine n’est pas exempte de cette présence étrangère puisque c’est ici que l’on peut goûter aux fameux castellas, génoises d’origine portugaise que l’on trouve partout, simples, fourrées, glacées, bref.

Par exemple.
Notons aussi une forte présence chinoise, avec un tout petit Chinatown et quelques monuments typiques.

Tout petit Chinatown.
Détail du portique mal cadré à cause du soleil qui tombait en plein dessus… (Non, je ne me cherche pas d’excuse.)
Je me suis un peu promenée le long d’une rue en pente douce, désignée sous le nom de Dutch Slope, avec une très jolie vue sur les collines. Un lycée y fait face à une université pour jeunes filles et à part quelques-unes d’entre elles qui sortaient de classe, je n’ai croisé personne. La ville était silencieuse, endormie : il était quinze heures, et il faisait chaud. J’achetai toutes les boissons à la pêche que je pouvais trouver. La vie semble plus douce lorsque l’on est de passage, et pourtant j’aurais voulu rester là toujours.
Enfin, ma marche rêveuse finit par me mener à l’un des monuments que je voulais absolument voir, l’église catholique d’Oura, consacrée aux vingt-six martyrs de la ville, de style colonial assez classique.

Des palmiers !
Et saint Jean-Paul II, qui a décidément été partout.
Les vitraux sont sans intérêt, le chemin de croix est d’un joli style pompier plutôt insignifiant sans être désagréable, bref, une église XIXe. En face du buste de l’ancien pape, une petite boutique vendait des images saintes venues d’Europe (surtout d’Italie) et de petits objets fabriqués par les sœurs du couvent, comme des marque-pages figurant la Sainte Vierge… en kimono.

La visite de l’exposition m’ayant bien occupée à mon arrivée, il ne me restait que le temps de faire une dernière promenade avant d’attraper le train de 18 heures (j’avais bon espoir de visiter un peu Fukuoka la nuit). Je me suis naturellement dirigée vers le mémorial de la bombe atomique. Un parc abrite divers monuments commémoratifs, dont une statue de la Paix, qui figure un homme assis, l’index levé vers le ciel, comme pour montrer d’où vint le fléau. (La seule image que j’ai prise de lui étant complètement cramée, pas de statue de la Paix ici. J’ai horreur de mitrailler dans des lieux solennels, ou de gâcher mes émotions en me sentant obligée de sortir l’appareil, donc je fais généralement une prise, ou rien, et basta.) Plusieurs autres statues bordent l’allée du parc, chacune envoyée par un pays différent pour célébrer le repos et la paix.

Une image rescapée, avec les fontaines du jardin.
En descendant deux escaliers, on arrive à l’épicentre de l’explosion. Un sobre monolithe indique l’endroit où la bombe fut lâchée pour exploser cinq cents mètres au-dessus de la ville.


Tout fut détruit et/ou brûlé, et plus de 70 000 personnes périrent instantanément, sans compter, donc, les blessés, les irradiés. Le 9 août 1945 ne restaient que quelques ruines, et le monolithe fut installé à l’endroit où un gros tronçon de bois trônait encore au milieu des décombres. Autour, un jeu de dalles et de gazon forme des cercles concentriques pour représenter l’onde de choc. Sobre, émouvant.
C’est amusant, car les deux villes ne se ressemblent guère, mais la même atmosphère apaisée règne sur Hiroshima et Nagasaki. Comme si avoir subi pareil fléau obligeait à la sérénité pour ne pas complètement sombrer. Depuis mon voyage, j’ai acheté des recueils de poèmes et de témoignages que je voulais lire au début du mois d’août, mais je n’ai pas encore osé les commencer. Je ne sais pas du tout pourquoi, parmi toutes les atrocités qui jaillirent de la cruauté humaine, et certaines plus proches de moi, ce sont vraiment ces deux dates, 6 et 9 août 1945, qui me touchent le plus. La nuit, parfois, j’en cauchemarde. Au lycée, notre professeur d’histoire anglo-saxonne (c’était l’une de mes options au bac) nous avait fait reproduire la discussion houleuse qui eut lieu au congrès américain pour débattre du largage de la bombe. Le hasard m’avait placée parmi le seul groupe d’opposants, avec deux bons amis, et quand le « oui » l’avait emporté, suivant la marche de l’histoire, nous étions sortis de classe pour ne pas que les autres nous vissent pleurer. Lorsque nous sommes revenus, notre professeur, qui avait tout deviné, nous lança d’un air sévère : « Et encore, vous n’avez pas eu à le vivre, vous. ».
Et c’est vrai. Nous n’avons rien vécu de tout cela. Nous pouvons juste nous le représenter, vaguement. En cauchemarder la nuit, dans le pire des cas. Peut-être est-ce de là aussi que vient ma rage contre mon siècle d’enfants gâtés. Je ne sais pas. 

Toutes ces réflexions, et d’autres encore que je me faisais dans le train du retour, m’ont donné un regard étonné sur tout ce que je vis à Fukuoka dans la soirée. Je me baladais dans une zone commerciale, échouai dans l’un de ces fameux Village Vanguard, à feuilleter tout et rien. J’entendais les gens rire, plaisanter, je les voyais boire et manger dans les échoppes qui jonchaient les rues. Les néons, là encore, illuminaient la nuit. L’atmosphère respirait le bonheur simple, et je me sentais heureuse. Et pourtant… Assise face à une très belle jeune femme dans le métro, habillée avec raffinement, le malaise me reprit. Ses manières outrées, les petits plis autour de sa bouche pincée lui ôtaient toute élégance, et me donnèrent l’impression que derrière toute jolie façade la pourriture ronge. Nulle vaine colère pourtant, cette fois-ci, mais la curieuse certitude qu’en ces années dix, tout l’esprit petit-bourgeois hérité du XIXe (encore lui) ne ferait pas long feu.

~~~ 

Je mis un peu de temps à me lever le lendemain matin car, exception dans mon voyage, je n’avais absolument rien prévu pour la journée. Je finis par me décider pour un petit tour dans la ville de Yufuin, pour deux raisons : elle portait le nom de mon personnage préféré dans Boueibu (even I can be trash sometimes) mais, surtout, il était précisé dans mon guide « Ville thermale encore épargnée par le tourisme ». Enfin !
Mais avant cela, je suis allée prier ma divinité préférée du panthéon shintoïste, le poète Sugawara no Michizane, vénéré sous le nom de Tenjin. Membre de la cour de l’empereur au début du Xe siècle où il jouissait d’un très grand respect pour son savoir et son talent, il tomba brusquement en disgrâce et se fit exiler. Après sa mort, de nombreuses catastrophes apparurent. Épidémies, mort mystérieuse des fils de l’empereur, sécheresse, orages diluviens accompagnés de foudre, rien ne semblait épargner la capitale. Les devins attribuèrent ces châtiments à l’âme courroucée du poète, et, afin de l’apaiser… le divinisèrent. Une fois le rite passé, tout redevint calme. Depuis, Tenjin est devenu le dieu des étudiants, des artistes et des érudits (tout ceci condensé dans l’expression « la voie du travail »).
Un grand sanctuaire lui est dédié dans une vile proche de Fukuoka, à laquelle on accède après une quarantaine de minutes de train. Il n’était que onze heures du matin, mais déjà, que de monde ! (Les groupes de touristes chinois, encore eux.)

Ma seule photo non gâchée par les perches à selfies.
J’ai acheté une amulette de protection, et quelle amulette ! Pas de bête chance en amour, de bonne santé tombée du ciel, non : « Les efforts fournis avec sincérité et assiduité seront récompensés ». Tenjin n’aime pas les paresseux… J’ai tiré un oracle, également, verdict sans appel : aucune chance. À différencier, cependant, de malchance : cela veut simplement dire ni coup de pouce ni acharnement du destin. J’ai beaucoup ri en le déchiffrant, tant cela s’accordait à merveille avec l’esprit de mon amulette ; agis avant de penser au deus ex machina.
En sortant de l’enceinte du sanctuaire, cri de joie : enfin un stand qui vendait de la nourriture végétarienne, des boulettes de tofu aux légumes ou aux champignons ! Enfin je pouvais moi aussi me promener avec ma brochette, et cela m’a mise en joie. J’ai aussi acheté une pêche à une lolita vêtue de Mary Magdalene qui vendait des fruits, et des dango (j’aime tellement les dango).

J’ai, ensuite, failli rater mon train pour Yufuin (montée dedans à 14 h 35, partie à 14 h 36 – encore une fois presque prophétique, je vous rappelle que j’ai raté mon vol retour pour Paris…)

L’ironie.
Bref, j’étais dans le train. Et là, extase. Majesté des forêts, puissance de l’eau ! Le petit train rouge et rutilant, complètement vide (le contrôleur m’a demandé plusieurs fois si je ne m’étais pas trompée de destination) passait par des endroits incroyables qui me firent réaliser que oui, le climat de Kyūshū était bien subtropical. Les trois wagons partaient à l’assaut des collines et des torrents, cœur mécanique ronflant dans un poumon de verdure plus que touffue, où souvent la lumière crue du soleil ne touchait pas le sol. Nous passions à toute vitesse par des ponts étroits où la balustrade ne se voyait même pas de la fenêtre, et qui donnaient l’impression d’être suspendu dans le vide au-dessus des cours d’eau et des vallées. J’étais complètement subjuguée.
Puis, les rizières, et la petite gare de Yufuin.


Rien que de petites maisons, des champs, une rivière, le glou-glou des sources chaudes souterraines, et les montagnes, dont un volcan surnommé le Fuji d’Oita-ken (le nom du district où se trouve Yufuin). Les haies étaient recouvertes de toiles d’araignée, et de grands rapaces volaient dans le ciel. Pour la première fois de ma vie, je voyais des aigles en liberté. Seule présence humaine croisée, si l’on excepte les enfants à vélo ou jouant dans les jardins de leur maison, les rares touristes chinois (encore eux) dans la petite boutique de souvenirs de la ville (où j’achetai un excellent miel).


Pour une fois, je vous présente des images sans face cachée ; ici, pas de préfabriqués moches, pas d’hôtels dortoirs, juste un petit village de campagne.

La Lune qui se lève.

Cette journée est vraiment celle dont je garde le souvenir le plus pénétrant, plusieurs mois après. Si je retourne au Japon, ce qui semble vraisemblable, j’aimerais vraiment consacrer plus de temps à Kyūshū, car le peu que j’en ai vu a complètement conquis mon cœur.

dimanche 14 août 2016

CCCXXIII ~ [Second interlude] 서울

Suite (et fin) de mon périple coréen.

Le deuxième jour, je m’en allais explorer deux des trois domaines royaux que je voulais visiter. Le premier, le Gyeongbokgung (soit palais du Bonheur resplendissant) a été entièrement détruit après la colonisation japonaise au XXe siècle puis minutieusement reconstruit dans les années 1990.

Devant…
… derrière.
Trône du roi dans l’un de ses appartements.
Détail du plafond.
La loi confucéenne, stricte, séparait complètement l’habitat des femmes et des hommes, et la règle est respectée jusque dans le palais. Les appartements du roi occupent les premiers pavillons, puis on trouve, derrière, les appartements de la reine, et enfin, à l’arrière du palais, un espace aménagé en divers jardins.

Un des appartements dédiés à la reine.
L’une des portes qui relient les diverses zones du palais. C’est un peu labyrinthique, lorsque l’on manque d’habitude !
L’un des jardins.
Et vous n’alliez pas vous en tirer sans une photo de fleurs !
Mes connaissances en histoire coréenne se résumaient grossièrement en une énorme lacune (je me suis un tout petit peu rattrapée depuis). Il y avait le XXe siècle, avant lui, la dynastie Joseon, et avant… je ne connaissais rien d’autre. Dès lors, je n’étais que yeux et oreilles en franchissant les enceintes des palais, même si l’esprit humain est ainsi fait que je n’ai hélas pas retenu tout ce que j’appris en une journée.
Je remarquai aussi avec amusement que le japonais, que je baragouine, me venait plus aisément dans ce pays où je ne comprenais absolument rien une fois sortie du strict minimum de la politesse. Dès que j’entendais parler un peu japonais, les mots sonnaient plus clairement dans mon esprit, comme si par résonance avec des sons mal définis, les sons connus me parvenaient avec plus de puissance !

Bref, après le Gyeongbokgung, il était temps d’aller voir le Changdeokgung (soit palais de la Prospérité). J’avoue n’avoir que peu arpenté le palais proprement dit, complètement envahi par un nombre incroyable de groupes de touristes chinois, en revanche j’eus le plaisir d’en visiter les jardins, accessibles uniquement en visites guidées, et considérés (à juste titre) comme trésor national.


Notre guide, adorable, parlait un anglais parfait, avec un accent très léger qui lui apportait un je-ne-sais-quoi de très élégant. En nous parlant de la première destruction du palais, lors d’une guerre qui remonte au 16e siècle, elle nous dit que la Corée, « unfortunately, had a war with Japan. ». Je fus marquée par la sobriété et la pudeur de cette tournure de phrase, prononcée avec un très léger sourire. Elle portait un très joli hanbok, vert et rose sombres.
Ce jardin était d’ailleurs le paradis du hanbok. Le parc, dans sa verdeur habituelle en cette période de l’année, un lac, où survient l’éclat du vêtement lors d’une marche vive et légère, rayon coloré qui vient briser la cohérence des verts sans en troubler l’harmonie… Selon notre guide, les souverains successifs ne cessaient d’augmenter le nombre de plans d’eau pour pouvoir toujours plus apprécier le reflet des hanboks, virevoltantes fleurs aquatiques !

 

Les rois aménagèrent chacun leur tour ces jardins, ce qui me fit penser à Versailles. Plusieurs types de bâtiments et même de styles architecturaux se côtoient d’un règne à l’autre…


… par exemple cette superbe bibliothèque qui surplombe un petit lac artificiel figurant l’univers. Sur le fronton de la bibliothèque, trois idéogrammes signifient que toute la logique et les mystères de l’univers sont rassemblés ici. Sur la porte qui permet d’y accéder, trois autres idéogrammes expliquent qu’à l’image des poissons et de l’eau de l’étang, le roi et son peuple sont dépendants l’un de l’autre.
À l’arrière, un autre bâtiment où le petit-fils de celui qui fit construire la bibliothèque fit construire à son tour une salle de lecture en bois non peint, par refus du luxe ostentatoire associé à la Cour, et, encore un peu plus loin, un autre parallèle m’est venu avec Versailles : un jardin fait pour fuir l’étiquette en compagnie restreinte, choisie, où se trouve un pavillon où le roi et ses suivants récoltaient eux-même la production d’une rizière miniature. Je me voyais presque dans le Hameau de la reine ! Seule différence, et non des moindres, les motivations dissimulées derrière ces deux constructions respectives : la rêverie pour l’Autrichienne, le désir de comprendre son peuple pour le Coréen.

Piou.
J’ai pris un nombre complètement indécent de photos de nénuphars.
Chaque zone du jardin est mise en valeur lors d’une certaine saison : ainsi les cerisiers fleurissent au printemps près de la bibliothèque, les pluies de mai et de juin nourrissent un ruisseau à côté de la rizière, l’été les nénuphars fleurissent dans un étang bien précis, à l’automne rougissent les érables près de la salle de lecture, et enfin un bâtiment chauffé permet de profiter de la neige en hiver…

Et admirez le superbe chocolat glacé au yuzu qui m’a sauvé la vie après cinq heures de marche sous 30 degrés.
Pour compléter mes bibimbap sans viande, j’ai testé lors de ce bref séjour tous les desserts que je pouvais trouver, et ce qui semblait particulièrement à la mode était le bagel sucré aux fruits. Du jus et quelques morceaux de fruits étaient incorporés à la pâte (ce qui lui donnait généralement une jolie couleur), et on dégustait tout cela avec du fromage frais, de la crème ou du beurre. Je me suis laissé tenter par un bagel myrtille accompagné d’une fraîche infusion de lavande, parce que… j’aime le violet. Les Coréens semblent préférer les infusions au thé, d’ailleurs. Plein de petits stands dans les rues proposaient diverses infusions glacées, un bonheur par cette chaleur. 

J’errai ensuite un peu sans but précis. J’ai visité un sanctuaire confucéen où tout un chemin de pierre était réservé au passage des esprits, mais je n’y ai retenu que la présence d’animaux mignons.

Blâmez moi.
Une Britannique clamait d’ailleurs avoir aperçu un raton-laveur ; j’ai longuement cherché, mais n’ai pas aperçu la queue d’un…

Des poissons lors d’une nouvelle promenade sur les rives du Cheong Gye Cheon.
Un reste d’anciens remparts qui ceignaient la ville, avec un poste de contrôle.
Encore les remparts, avec une église. Je n’ai pas pu visiter la cathédrale de Séoul, déception.
Un site archéologique en pleine lumière sous une sorte de soucoupe volante qui abrite divers centres culturels.
Après tout cela, j’avais une dizaine d’heures de marche dans les jambes, alors je décidai de… gravir la colline de Namsan, soit à peu près un kilomètre d’escaliers. La nuit était tombée, et je voulais absolument voir la vue nocturne qu’offrait Séoul. Un téléphérique permet d’accéder au point de vue, mais la queue était monstrueuse ; je me suis donc dit que je ferai plus vite d’y aller à pied.
(C’est au sommet de cette colline, en plein centre-ville, que se trouve l’une de ces fameuses tours qui font la fierté de tant de villes asiatiques.)

Chacun son truc, moi c’est les ratons-laveurs.
Un maigre aperçu.
C’est un autre aspect poétique de la modernité, je crois, que cette pollution lumineuse qui voile les étoiles, comme si la cité contemporaine tentait de dépasser les galaxies en les reproduisant. Sous le voile des feuillages de Namsan, où autrefois des chamanes accomplissaient leurs rituels, la ville s’étale en constellations, vaine héroïne qui cherche à dompter la lumière. Pour la première fois du voyage, je ressentais le cruel poids de la solitude. J’aurais voulu contempler ce spectacle avec mon âme jumelle, un peu parce que pareil paysage possède je ne sais quoi de grisant dans son partage. Sans doute faut-il être deux pour parvenir à se perdre complètement dans l’inutilité de ces lucioles d’acier et de verre, dont le mystère ne se révèle qu’à la nuit tombée, dans le feu glacial du néon.
Une petite rivière coulait le long d’un chemin qui menait nulle part (en tout cas pas vers le repos), mais je l’ai tout de même emprunté car il était charmant, avec le bruit des grillons. Mais je ne vous cache pas qu’en me dirigeant enfin vers ma chambre, je riais nerveusement à chaque pas, tant mes pieds me faisaient souffrir.

Vous raconter la journée suivante sera donc bref. Dolente après plus de 20 heures de marche en deux jours, épuisée après avoir parcouru près de 3000 kilomètres depuis mon arrivée à Tōkyō, à pied, en train et en bateau, migraineuse à cause d’une pluie lancinante qui dura quatorze heures et qui rendait l’atmosphère très humide, je me suis vaguement promenée à Itaewon (le quartier américain, qui jouxte la base militaire, et où l’on trouve, surprise ! le musée pour la Paix sur la guerre de Corée…) pour me réfugier au musée national et n’en bougeai plus.

Musée où je n’eus l’énergie de prendre qu’une seule photo.
Ainsi que ceci, un peu plus loin.
Mes souvenirs sont très brumeux. Devinant que, ce jour-là, la mémoire me ferait défaut, je me suis rendue dans la librairie, qui comptait quelques livres en anglais, pour compenser (avec un excellent ouvrage d’histoire, en trois volumes – vous pouvez trouver le premier ici). Quant au reste… Je regrettais de ne pas visiter le Deoksugung (ou palais de la Longévité vertueuse) ni le quartier de Gangnam, mais je ne m’en sentais pas du tout la force.
Pour me remonter le moral, je me disais que, de toute façon, je ne pouvais pas tout voir en trois jours. Déjà que j’avais raté la visite de la zone démilitarisée, non dispensée à cause de l’anniversaire du Bouddha…
Alors tant pis, je rentrai dans ma chambre profiter du bruit de la mousson contre ma fenêtre, à boire du thé, à lire Hugo, et finalement, l’après-midi eut tant de charme que je ne regrettai plus rien.
Transparent White Star