lundi 11 avril 2016

CCCI ~ Le Drac

Je l’ai toujours entendu dire : sous le Rhône (aïe ! beaux mignons, si vous y perdiez pied !), en des profondeurs qui sont inconnues, fréquente, depuis que le monde est monde, un farfadet nommé le Drac. Superbe et svelte ainsi qu’une lamproie, il se tortille dans l’entonnoir des tourbillons où, blanc, il vous transperce de ses deux yeux glauques. Ses cheveux longs, verdâtres, floches comme de l’algue, lui flottent sur la tête au milieu de l’onde. Il a les doigts, dit-on, et les orteils palmés, comme un flamant de la Camargue, et deux nageoires derrière le dos, transparentes comme deux dentelles bleues. Les yeux à moitié clos, nu comme un ver, il en est qui l’ont vu, au fond du gouffre, nonchalamment couché au soleil sur le sable, humant comme un lézard la réverbération, avec la tête renversée sur le coude. Errant sous l’eau avec la lune, d’autres l’ont entrevu, dans les flaques tranquilles qui à la dérobée tirait les fleurs d’iris ou de nénuphar. Mais le plus fort, enfants, écoutez…

On raconte qu’un jour, au quai de Beaucaire, une jeune femme lavait au Rhône sa lessive. Et, en battant son linge, tout à coup elle aperçut dans le courant de la rivière le Drac, frais et gaillard comme un nouvel époux, qui à travers le clair lui faisait signe. «  Viens donc ! lui murmurait une voix douce, viens, je te montrerai, ô belle fille, le palais cristallin où je demeure, avec le lit d’argent où je me gîte, et les rideaux d’azur qui le recouvrent. Viens donc que je te montre les richesses qui se sont entassées sous la vague, depuis que les marchands y font naufrage, et que j’amoncelle en mes souterrains. Viens ! J’ai un nouveau-né qui n’est encore qu’une larve, et qui, pour se nourrir dans la sapience, n’attend que ton lait, ô belle mortelle ! » La jeune lavandière, somnolente, laissa tomber de sa main écumeuse son battoir, et voilà : pour aller le chercher troussant sa jupe vitement à mi-jambe, puis au genou, puis jusques à mi-cuisse, bref, elle perdit pied. Le cours du fleuve l’enveloppa de son flot violent, l’entortilla, pantelante, aveuglée, et l’entraîna aux abîmes farouches qui tourbillonnent par là-bas sous terre. On eut beau la chercher avec la gaffe, introuvable elle fut – et bien perdue. Des jours, des ans passèrent. À Beaucaire, personne, hélas ! ne pensait plus à elle, lorsqu’un matin, au bout de sept années, on la vit qui rentrait, toute tranquille, dans sa maison, son paquet sur la tête, comme si du lavoir, à l’habitude, elle s’en retournait : seulement un peu pâle. Tous ces gens aussitôt la reconnurent et chacun s’écria : « Mais d’où sors-tu ? » Elle, se passant la main sur le front, répondit : « Voyez, cela me semble un songe… Mais qu’il vous plaise de le croire ou non, je sors du Rhône. En lavant ma lessive mon battoir est tombé et, pour l’avoir, dans un bas-fond terrible j’ai glissé… Et je me sentais embrassée sous l’eau par un fantôme, un spectre, qui m’a prise ainsi qu’un jeune homme qui ferait un rapt… Le cœur m’avait failli et, revenue à moi, dans une grotte vaste et pleine de fraîcheur et éclairée d’une lueur aqueuse, avec le Drac je me suis vue, seulette. D’une jeune fille à demi noyée il avait eu un fils – et de son petit Drac, moi, pour nourrice, il m’a gardée sept ans. »
 Frédéric Mistral

Les Ondins sont rarement évoqués ici, c’est désormais chose faite, avec en plus le souvenir de ces dernières vacances d’été qui décidément n’ont toujours pas fini de me hanter (mais, aussi, la préparation de terrain pour mon prochain billet, voyez l’astuce). Belle façon de fêter le 301e article (c’est qu’on est prolixe…) après avoir bêtement raté l’annonce du 300e à cause d’une stupide erreur de compte, mais heureusement tout ceci n’a pas vraiment de sens, comme je n’ai même pas numéroté tous mes billets. L’administration, jusque dans mes loisirs, reste bordélique et pas vraiment mon rayon.

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(Je me tâte encore pour rajouter le poème originel en provençal, parce que la poésie traduite me chagrine toujours un peu. Ici, néanmoins, c’est Mistral lui-même qui a traduit son texte, donc le français prend tout de même un peu de sens.)

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