jeudi 29 octobre 2015

[interlude] CCLXIV ~ Idéal

« [...] enfin j’ai tout obtenu, parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n’est-ce pas savoir ?… Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il alors d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées de souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans en donner les soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu. Je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, est, pour moi, des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe ; je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste. Mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. »

Balzac, in La Peau de chagrin.

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