vendredi 8 février 2013

LXX

« Quel est ce frémissement de murmures qui agite les feuilles smaragdines des palmiers comme la caresse d'une brise matinale ?… Palpitation affairée du réveil, confidences secrètes des merveilles que proclament au loin d'ineffables accords de harpes… L'azur des parois s'évapore et s'exhale en volutes capricieuses. Des rayons éblouissants les traversent et, comme une nuée d'enfants volages, elles tourbillonnent, montent à une hauteur vertigineuse et tendent une voûte au-dessus des palmiers… C'est maintenant un scintillement ininterrompu de rayons, et dans une splendeur éclatante de soleil se découvre le bosquet sans limites où j'aperçois Anselme… Jacinthes, tulipes et roses dressent leur têtes flamboyantes de beauté, et les voix de leurs parfums sont autant de mélodieuses invites au bienheureux étudiant : "Chemine, chemine parmi nous, bien-aimé, toi qui nous as compris : notre parfum est langueur amoureuse, nous t'aimons et sommes à toi pour toujours…" Des rayons d'or embrasés émanent d'ardents appels : "Nous sommes le feu que l'amour a allumé. Le parfum est langueur, mais le feu est désir. Ton cœur est notre demeure, nous sommes à toi pour toujours…" Les sombres arbustes tressaillent, les grands arbres frémissent : "Viens, bienheureux ! bien-aimé ! Le feu est nostalgie, mais notre frais ombrage est espoir… Notre amoureux murmure couronne ta tête, tu nous comprends, puisque ton cœur est la demeure de l'amour…" Le clapotis des sources et des ruisseaux tente de la retenir : "Bien-aimé, ne passe pas si vite ! mire-toi en notre cristal transparent. Nous sommes la demeure de ton image, et nous la gardons avec amour, car tu nous as compris…" Le gazouillis des oiseaux aux éclatantes couleurs s'épanouit en un chœur triomphal : "Écoute-nous ! Écoute ! Nous sommes la joie, la félicité et l'extase de l'amour…"
Mais, remplis de nostalgie, les yeux d'Anselme sont fixés sur le temple splendide qui se dresse à l'horizon. Ses élégantes colonnes paraissent être des arbres, leurs chapiteaux et corniches des feuilles d'acanthe, dont les moulures et volutes merveilleuses forment une prodigieuse décoration. Anselme s'avance ; l'âme débordant de joie, il contemple la symphonie des marbres et le merveilleux tapis de mousse qui recouvre les degrés. "Non ! s'exclame-t-il dans l'excès de son ravissement, elle ne peut être plus loin."
Et voici que, rayonnante de grâce et de beauté, Serpentine sort du temple, portant le Vase d'or d'où un lis superbe a jailli. L'ineffable volupté d'un désir infini embrase ses yeux adorables. Elle les fixe sur Anselme et dit : "Ô bien-aimé ! Le lis a de nouveau épanoui sa corolle. Tout est accompli. Est-il félicité comparable à la nôtre ?" Anselme l'enlace avec toute l'ardeur de son brûlant désir, et le lis s'environne de flammes qui auréolent sa tête. Au même instant, arbres et buissons palpitent en longs frissons ; oiseaux et sources gazouillent dans une liesse délirante ; insectes multicolores de toute espèce dansent leur tourbillonnante ronde aérienne… Un joyeux pêle-mêle, une bousculade de joie exubérante, un déchaînement d'allégresse dans les airs, sur les eaux et sur la terre, célèbrent la fête de l'Amour. En tous sens des éclairs éblouissants fouettent les taillis, des yeux de diamant surgissent du sol, les sources projettent d'immenses jets d'eau, d'étranges parfums planent dans un frémissement d'ailes… Ce sont les Esprits élémentaires qui rendent hommage au lis et proclament le bonheur d'Anselme.
Celui-ci lève la tête : l'auréole de la transfiguration lui fait une couronne éclatante de flammes. Regards… ? Paroles… ? Ou encore un chant ? On entend distinctement une voix : "Serpentine ! Ma foi en toi et mon amour m'ont donné la connaissance des secrets de la nature. Tu m'as apporté le lis, issu de l'or, principe premier de la Terre, avant que Phosphorus n'ait allumé la Pensée, fleur de la Connaissance de la sainte harmonie universelle, au sein de laquelle je vis pour l'éternité dans la béatitude parfaite. La Connaissance du suprême Idéal est la substance de mon bonheur. Éternellement, je t'aime Serpentine ! Éternellement resplendissent les rayons du lis, car, comme la Foi et l'Amour, éternelle est la Connaissance."
Les incantations de Salamandre m'avaient sans doute permis de voir Anselme en chair et en os dans son domaine d'Atlantide, et ce ne fut pas une moins grande merveille, quand cette vision se fut estompée dans un halo vaporeux, de la trouver consignée fort lisiblement, et manifestement de ma propre main, sur les feuillets disposés sur la table au tapis violet. C'est à ce moment que je sentis une atroce souffrance me déchirer l'âme. Bienheureux Anselme, tu as répudié le fardeau intolérable de la vie ordinaire et, grâce à ton amour pour Serpentine, tu as pris un irrésistible envol. Tu vis désormais, joyeux et comblé, en Atlantide. Et moi, pauvre misérable, il me faudra bientôt, dans quelques minutes à peine… quitter cette salle qui n'est pourtant pas, s'il s'en faut, une seigneurie d'Atlantide… ! et retrouver ma mansarde, l'esprit accaparé par toutes les misères de ma vie besogneuse, et mes regards appesantis par l'infortune comme dans une prison de brume, qui me dérobera à jamais le lis…
L'Archiviste cependant m'avait légèrement touché l'épaule et dit : "Chut ! Taisez-vous, mon cher ! Et ne vous lamentez pas de cette façon ! N'étiez-vous pas, il y a un instant, en Atlantide ? Et oubliez-vous que vous y possédez, demeure poétique de vos secrètes pensées, une solide métairie ? La béatitude d'Anselme, qu'est-elle après tout, sinon la vie dans la poésie, à qui est révélé le plus profond mystère de la Nature, la sainte et universelle Harmonie ?" »

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Le Vase d'or, conclusion de la « Douzième veillée »
Traduction de André Espiau de La Maëstre (oui, cet homme s'est trouvé un nom fantastique)

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