« Passons sur les sculptures de la Grèce ancienne, mais chaque fois que je vois les nus qui sont le cheval de bataille des peintres français actuels et sur lesquels la trace de l’effort est trop visible pour que soit représentée intégralement la beauté d’un corps sans voile, je souffre toujours du sentiment que cet art manque de noblesse. Or, chaque fois, je me contente de trouver cela quelque peu vulgaire, sans savoir à quoi cela tient, et jusqu’à aujourd’hui, je me suis tracassé pour trouver une réponse. En recouvrant le corps, on voile la beauté. Mais si on ne le cache pas, on devient grossier. La caractéristique technique du nu ne s’arrête pas simplement à cette grossièreté qui consiste à ne rien cacher. Non contents de la copier telle quelle, les peintres imposent à tout prix la nudité dans ce monde où le port du vêtement est de règle. Oubliant que l’homme est d’ordinaire vêtu, ils cherchent à donner les pleins pouvoirs à la nudité. Pour quelque chose qui se suffit à soi-même, ils en font une surenchère infinie et ne cessent de souligner cette impression : " Voici un corps nu ! ". Lorsque la technique en vient à cette extrémité, les choses finissent par paraître mesquines. En général, à force de s’ingénier à mettre en valeur la beauté, on la réduit, bien au contraire. C’est bien pour cela que, concernant la vie quotidienne, un proverbe dit : " En toute chose, point trop n’en faut. "
Le flegme et l’ingénuité signifient le sans-souci. Le sans-souci est, en peinture, en poésie et en prose, une condition absolue. Le grand défaut de l’art moderne, c’est que les artistes sont obsédés par le prétendu courant de civilisation qui les rend constamment vétilleux. Le nu en est l’illustration. Il y a en ville des courtisanes. Leur métier est de charmer et de séduire. Face à un client, elles ne se soucient que de leur image que reflètent les yeux du partenaire, et elles n’ont pas d’autre expression. Les catalogues annuels des salons sont emplis de beautés dénudées qui ressemblent à ces courtisanes. Pas une seconde, elles ne font oublier qu’elles sont nues, mais, au contraire, elles cherchent à rappeler à l’amateur qu’elles le sont, en faisant frémir leurs muscles. »
Souseki ~ Oreiller d'herbes