Nous avons assisté hier à la répétition générale du Requiem de Dvorák.
Bien. Le décor est posé, par où commencer ?
Je me demande combien de naissances, ou de renaissances, un être humain peut avoir. Cette musique, ou en tout cas la manière dont elle a été interprétée ce soir-là, fut une expérience à la limite du mystique. Je suppose que le fait que ce soit un requiem joue ; je ne m'étais renseignée sur rien avant d'y aller, vraiment, j'étais vierge de toute pré-interprétation, ça a joué aussi, sans doute. Le lieu également : nous étions dans une salle où j'ai joué, enfant, et où je revenais pour la première fois depuis la blessure, en tant que spectatrice donc. Peut-être me trouvais-je, sans réellement vouloir me l'avouer, dans un état psychique qui réclamait quelque chose ; je n'ai pas vraiment envie de commencer à présupposer des bases qui ne sont pas vérifiables, pour autant je pense qu'elles ont contribué à rendre l'expérience de ce soir unique : l'art, la beauté sont choses suffisamment subjectives pour avoir besoin de conditions très particulières pour trouver leur résonance la plus optimale. Ce soir il fallait un certain orchestre, un certain nombre de personnes dans la salle pour arriver à une certaine acoustique, et une certaine personne dans un certain état d'esprit pour qu'elle puisse vivre plus (ou pas, au fond) que l'œuvre en elle-même.
Dès les premières minutes, j'ai pleuré. Ce fut la première fois depuis assez longtemps que je vivais une expérience musicale aussi éprouvante : pendant la quasi-totalité de l'heure et demie qu'a duré le requiem, j'étais tendue, totalement crispée. Aux brèves périodes de méditation sur ce que j'étais en train de vivre et d'écouter se succédaient des moments d'extase : je me suis dit que ce soir, on frôlait la perfection, et que s'il fallait s'en rapprocher encore un peu plus, mes sens lâcheraient totalement. Je pense sérieusement que mieux aurait été inaudible et inhumain, sur moi en tout cas. Si j'avais l'intuition qu'un trop plein de perfection pouvait rendre fou, je pense en avoir à présent quasiment l'expérience.
Le terme que j'ai employé en sortant de la salle fut « éprouvant », parce que ce fut une épreuve, presque un rite initiatique. On n'est plus jamais vraiment le même au fur et à mesure que l'on se cultive (au sens premier du terme), mais il est des expériences qui ébranlent trop pour que l'on puisse se regarder de la même façon avant et après les avoir vécues. L'art peut avoir ce rôle-là, grâce à ces petits miracles des conditions réunies. Ce soir, je me demande à quel point l'œuvre peut dépasser le créateur. Jusqu'où il est responsable de ce qu'elle produit sur le spectateur, à partir de quand elle peut avoir une existence suffisamment indépendante pour que le sentiment qu'elle dégage ne soit plus celui de la simple forme qui lui a été insufflée.
Je trouve ce concept de forme éminemment problématique, parce que ce à quoi il s'applique est souvent, à mon goût, plus que vague, surtout dans un art comme la musique. Si la mélodie ne change pas d'une interprétation à une autre, la forme varie à chaque fois, par le rythme voulu par celui qui la remodèle à son image, les accents mis sur certains passages, l'instrument sur lequel il est joué. J'ai posté il n'y a pas longtemps la version qu'Argerich a du Gibet : c'est ma préférée, pourtant c'est l'un des seuls pianistes à jouer ce morceau aussi lentement. Je ne suis même pas sûre que Ravel voulait qu'on le joue de la sorte. Ce n'est donc pas la seule mélodie qui me plaît, forme immuable que l'artiste a donné à sa création, mais une autre qui ne dépend plus de lui. Cette mélodie me plaît, c'est indéniable : mais je l'aime jouée d'une certaine manière, peut-être parce qu'elle m'évoque des choses qui pour moi prennent leur sens dans la lenteur ; mais alors est-ce encore la forme de l'œuvre que j'apprécie, ou celle qu'elle imprime en moi lorsque je m'y confronte ? Ce que je trouve beau, est-ce l'œuvre elle-même, ou le reflet qu'elle laisse dans mon esprit ?
Je pense qu'un jugement de goût n'est jamais vide de préjugés, qui ne touchent pas nécessairement à l'œuvre sur laquelle le jugement porte. Par exemple, je pense qu'il faut se détacher de toute considération morale pour apprécier une œuvre d'art : il est difficile de dire d'un tableau qui représente une scène de chasse qu'il est beau si on ressent une aversion profonde et incontrôlable pour tout ce qui touche à la cruauté exercée sur les animaux ; si, pour se dédouaner, on dit « Je ne cautionne pas la chasse, mais je trouve ce tableau beau », c'est que l'on a réussi à faire abstraction de sa conscience morale en ce qui concerne le jugement porté sur cette œuvre précisément, ce qui ne sera peut-être pas le cas pour toutes les œuvres qui portent sur la chasse. Si au contraire la première réflexion que l'on a est « Beurk, une scène de chasse », ce n'est pas l'œuvre en elle-même que l'on juge, mais la manière dont elle s'insère dans un schéma de pensée qui n'a pas grand chose avec l'art en lui-même (bon, je pars du présupposé que l'art est ce qui touche à l'expression de la beauté par l'homme, même si au fond ça doit se justifier aussi, mais ce serait une digression dans ce contexte-ci et je n'ai pas envie de trop m'éparpiller). Pour autant, je ne pense pas que si cette œuvre plaît malgré la scène de chasse ce soit grâce à sa seule existence : l'harmonie de sa composition, ses couleurs, l'expression de ses personnages renvoient à des idées – ou peut-être plutôt des intuitions – auxquelles le spectateur est sensible, et la référence devient si précise et si forte qu'il finit par en être touché. Ce qui expliquerait aussi que les jugements de goût ne puissent être expliqués, ni débattus : il font appel à un cadre précis, ces conditions dont je parlais au début, qui varie selon les individus, qui font que le sentiment et son intensité varient en fonction des spectateurs. Le talent de l'artisan est de créer des artéfacts qui soient suffisamment relevés techniquement, agréables à l'œil, ou provocants (sinon tout à la fois) pour passer les âges et mériter sa place dans la poussière d'un musée, mais seul le génie de l'artiste fait qu'une œuvre dépasse ces considérations pour devenir une épreuve, bouleverser un individu au point de s'imprimer en lui au détriment de sa propre conscience, de ce qui est explicable, de ce qui est traduisible par autre chose que des larmes. Et certains bouleversements sont si violents... qu'ils en sont à la fois terriblement douloureux et délicieux. Tout à l'heure, mon esprit incroyant ne cherchait, en vain, qu'une puissance supérieure devant laquelle s'agenouiller pour la remercier de lui avoir fait connaître ceci. Rarement j'aurais été aussi heureuse d'être en vie. Tout prenait un sens différent, des choses obscures m'apparaissaient soudainement effrayantes de clarté. Que vais-je faire de mon existence, après avoir pris de plein fouet dans mon âme les chœurs de Dvorák ? Les gifles sont parfois nécessaires pour revenir à soi, et celle-ci en était une monumentale. Le Requiem aura été l'avertissement le plus sublime que j'ai jamais reçu.